Suite aux représentations de « Soie Dite En Chantant » Pierre Lecarme, l’auteur de la pièce, fait le bilan.
Le temps de quatre représentations de Soie dite en chantant, l’esprit des ouvrières de la Galicière et l’univers de leurs patrons sont revenus habiter ces lieux si longtemps délaissés.
Ce nouveau spectacle renvoyant au travail de mémoire si magnifiquement entamé par ces portraits photographiques du chanoine Crozel occupant toutes les fenêtres des façades de la Manufacture.
L’émotion fut palpable pour tous ceux qui étaient sur scène, comme pour les indispensables souriants engagés bénévolement pour les coups de mains techniques.
Installation, organisation, manutention, alimentation, conversation, démultiplication…
Jean-Pascal et Nadia sont très présents, attentifs. S’il faut choisir un buffet de cuisine, pour le décor, il vous en présente trois. « Venez voir… Est-ce que ça vous va ? ». Il met aussi la main à la pâte quand il faut égoutter les monceaux de pâtes qu’a fait cuire pour tous les travailleurs la nonna. Nadia, elle, va de l’un à l’autre, grand sourire, visage en avant face au vent, passant d’une action à l’autre sans perdre le fil.
Touchant fut, au final, le ressenti de tous ces spectateurs en soirée comme en après-midi, tendant l’oreille, remontant leur pull, respectueux du lieu et des personnes.
Seul un spectacle vivant, peut créer ce temps du ressenti d’un public chaque fois unique : il y a des frémissements, des rires, des commentaires lapidaires à se reconnaître dans une formule, un chant ou une situation ; et le cadeau partagé de ces applaudissements sincères que notre travail collectif a touché. Pour certaines personnes encore plus intimement parce que cette vieille Maria un peu pète-sec leur ressemblait dans sa maladresse à dire sa tendresse et ses blessures profondes. Parce qu’il se dégageait de ce choeur d’hommes d’aujourd’hui et d’ici, une fraternité réconfortante. Parce que ces deux gamines jouant celle qui aurait pu être leur grand-mère, ont apporté leur sérieux et leur fraîcheur.
Difficile d’être laudateur lorsque l’on est par l’écriture et la mise en place l’un des protagonistes de cette réussite.
Je tente l’exercice au risque de manquer de recul dans ce qu’il restera de cette belle aventure.
Au départ, la Galicière est ce lieu étonnant qu’un jeune couple a acquis en 1997 sur un coup de foudre, comme la nécessité soudaine d’investir un lieu en le respectant. Délicat exercice d’occuper ces espaces, d’en faire son territoire en le gardant ouvert aux rencontres avec les anciens occupants disparus qui en ont fait l’histoire.
La force de Nadia et de Jean-Pascal est d’abord d’être deux : à partager le même métier, les mêmes passions et de s’équilibrer l’un l’autre. Il faut les voir face à face de chaque côté de cette table, là où les sujets se discutent autour d’un café, d’un verre, de quelque chose à dévorer qui tient le corps. Il y a un sens de l’instinct et de l’instant, de la confiance dans sa propre énergie, de la ressource en réserve et l’habitude des prises de décisions dans l’action. J’apprendrais aussi la place de leurs familles, leurs fondations, des deux grands-mères surtout, comme celle de leurs collègues festifs et bosseurs releveurs de manches. Tous ont cette façon de vous entraîner dans leur projet, de foncer en partenaires.
C’est parce qu’ils assurent qu’ils sont rassurants, même si le temps à rebours des premières représentations de juin est déjà bien avancé quand j’arrive dans cette histoire.
J’ai pris le train en marche. J’ai senti que je pouvais m’y trouver bien et que mon écriture aurait sa place. J’ai glissé mes univers intimes et mis Wikipédia au chômage pour ce projet-là. Mon texte était déjà accepté alors que je ne l’avais pas encore construit, puis écrit. La confiance oblige à l’exigence. Et très vite j’ai pensé à cette histoire et ses personnages de fiction qui ont croisé ceux qui ont, dans ces lieux même, travaillé, chanté, ri et pleuré en silence ou la gueule ouverte.
J’en sais beaucoup plus que vous tous sur la famille de Maria Fortunata !
J’ai proposé Elvire Capezzali comme comédienne, parce que son interprétation du grillon dans le Pinocchio que j’avais écrit pour la compagnie Sud Est Théâtre, m’avait séduit. La richesse, la force et les fragilités de l’artiste aussi. J’ai découvert aussi qu’elle savait fort bien chanter. C’est un bonheur, un pari pour moi sans guère de risques de savoir que j’allais surtout écrire pour être dit par elle.
Voici le samedi de la première lecture à même le sol, là où nous jouerons et répéterons, sous le porche de la magnanerie. Elvire est toute menue, toute concentrée, avec derrière elle cette masse d’hommes un peu rigolards qui attendent de voir. Et nous de les entendre. Pour cette seule fois, je lis le rôle de Marinette, Elvire celui de Maria et ses 68 ans, sans intonations commençant à s’approprier le texte à y trouver son rythme, toute douce. Eux, viennent de répéter des chants aux couleurs très variées dans leur préfabriqué habituel près de l’église. Chacun d’entre eux est la pièce originale d’un seul puzzle. Les textes chantés s’enchaînent au texte lu, Bruno Papoz marque avec gentillesse l’autorité que tous lui reconnaissent : « On reste concentré ».
L’alchimie fonctionne, je découvre comment mes mots font références à ces hommes, Maria est une femme de leur génération mais sur une autre époque. « On m’a toujours dit que je faisais beaucoup plus jeune… »
Il reste à affiner, à partager ce territoire. C’est bon, ça va marcher, chacun sait qu’il peut donner de son temps, de son énergie, nous allons tous dans le même sens.
Un soir, quand l’obscurité est tombée, quand tout est en place : toutes ces choses, tous ces gens qui forment ce public et ceux qui se donnent sur les tréteaux, ils sont là nos deux hôtes posés l’un contre l’autre, savourant l’instant, conscients et contents du chantier nécessaire pour y arriver.
C’est étonnant de le souligner, mais ce travail n’aura suscité aucun conflit, aucune aigreur, juste quelques réajustements.
Le contexte du travail de mémoire d’un lieu et d’un pays y est pour beaucoup, d’autres causes sont sans doute ailleurs. Peu m’importe, j’en fais mes provisions.
Ce n’est rien que de jouer quatre fois, c’est juste vérifier que l’assemblage est solide et que l’on peut point par point l’améliorer encore. Le re-présenter ailleurs est un souhait pour se dire que ce n’est pas fini, un peu comme à la fin d’une colo ou d’un stage où l’on échange ses adresses en se disant qu’on s’écrira. On le fait rarement. Les « Tu te rappelles quand ? » sont sincères et chaleureux comme des bagages d’affections, mais il faut de nouvelles occasions, d’autres situations… Et l’histoire n’est jamais la même.
C’est tout cela qui en fait la force, les fragilités d’un spectacle vivant. De nos vies sans doute aussi.
Je suis fier aujourd’hui de dire que j’en ai fait partie et je dis à chacun de vous : merci.
Pierre Lecarme